jeudi 5 avril 2012

Lotfi Aïssa: Interview accordée au magazine Opinions Tunisie parue dans le numéro du mois d'avril 2012 (Dossier consacré à l'Islam).




Lotfi Aissa est un historien tunisien, docteur d’Etat ès-lettres et auteur de plusieurs ouvrages, dont on cite : Hagiographie et histoire (1993), Spécificités des mentalités maghrébines au XVIIe siècle, (1994) Pouvoir et légitimité dans la culture musulmane (2005), Le Maghreb des soufis : répercussions politiques et dynamique sociale… Interview :
- Qu’est ce qu’on entend par Islam populaire ?
- C’est une notion délicate à définir, parce qu’il y a une imbrication entre un Islam populaire et un Islam savant. La séparation entre les deux sphères est de l’ordre didactique. Réellement les choses sont beaucoup plus complexes. Le déterminant réel de l’Islam populaire ou dit populaire, c’est essentiellement le rapport au vécu.
- Alors le monde populaire ne se représente-t-il pas la religion de la même manière que les détenteurs du savoir religieux ?
- Certainement ! dans la mesure où le vécu des gens diffère selon la catégorie sociale et l’appartenance. Si on fait partie de l’élite, on n’a pas la même perception que celui qui fait partie des couches inférieures de la société. Le fait de vivre son Islam autrement, dénote qu’il y ait certainement une manière de vivre totalement différente. La séparation en fait, c’est peut être un rapport à la norme beaucoup plus qu’un rapport au vécu. C’est, en fait, l’Islam savant qui essaie de créer des normes ou de mettre des garde-fous pour qu’il puisse gérer la société de la façon dont il croit conforme avec les préceptes de l’Islam.
- On remarque que certaines pratiques populaires tunisiennes contiennent des survivances archaïques préislamiques. Comment vous expliquez cela ?
- Oui justement, ceci fait partie du patrimoine, du legs, de tout ce qui se rapporte aux périodes antéislamiques. On a deux façons de percevoir l’Islam : ou de revendiquer le passé, l’héritage antéislamique, l’incorporer à l’intérieur des pratiques et le mettre au diapason de ces pratiques pour qu’il puisse continuer à vivre d’une manière sereine ; ou de le contrecarrer, de le nier totalement et de se dire qu’on est dans une autre phase, tout ce qu’on a vécu ne représente ni de prés ni de loin notre manière de percevoir l’Islam. Je crois que la première manière est la plus saine. D’ailleurs, depuis l’avènement des musulmans en terre maghrébine, depuis le 7ème siècle, il y a eu justement ce débat entre savants musulmans et rites appartenant au sunnisme et aux autres shiismes islamiques. Ce débat portait essentiellement sur des questions qui ont un attrait à l’au-delà, au problème du salut, à la vie au vécu des gens. Je n’ai pas l’impression que les musulmans qui nous ont laissé des écrits ont sciemment essayé de mettre en cause les pratiques rattachées au vécu. Bien au contraire celles-ci ont toujours été très présentes dans la manière de penser, et dans la façon d’appréhender l’Islam et ceci nous a permis de se réapproprier les préceptes de l’islam selon une façon bien propre aux gens de l’Ifriquiya, ou du Maghreb. Il s’agit précisément d’un corpus des us et coutumes appelé « ‘Amal ». C’est en fait l’ensemble des pratiques des gens qui représentent une partie intéressante de l’intelligence des maghrébins. Le rapport aux pratiques et leur incorporation aux préceptes, la façon de les interpréter, en essayant de trouver des vecteurs d’orientation par rapport au sens caché du texte coranique. Par exemple dans l’année agraire, les paysans ont utilisé le calendrier julien qui est solaire et non pas le calendrier hégire qui est lunaire car c’est en rapport à l’efficience, à l’efficacité. Quand on revient par exemple à un faqih comme Chatibi dont la façon d’interpréter les préceptes coranique a fait école chez les maghrébins, on trouve justement que le sens de son interprétation a été suivi jusque tard dans le XIXème et au début du siècle dernier. Le travail de Taher Ben Achour salué dans tout le monde musulman, n’était justement que le pur produit d’une telle école de pensée. Ben Achour nous a gratifié en produisant une œuvre monumentale d’exégèses reflétant la perception tunisienne ou notre façon à nous d’interpréter le texte coranique. c’est une référence à une exégèse maghrébine du texte coranique, exégèse qui a été colorée par « les travaux et les jours » des maghrébins.
- Dans votre livre intitulé « Spécificités des mentalités maghrébines au XVIIe siècle », vous dites qu’il y a une interférence entre l’Islam comme structure idéologique universel et les spécificités locales du monde maghrébin et qu’il faudrait le réconcilier avec les autres formes de croyances. Expliquez nous cette idée.
- l’Islam a une prétention œcuménique, donc forcément universelle. ce n’est pas une religion de confinement, elle prône l’extension et a envie d’embrasser des ethnies et des couleurs très différentes avec des normes et des vertus prétendant à l’universel. Mais nous avons eu au cours de notre histoire maghrébine deux religions œcuméniques et universelles qui avaient prôné des valeurs qui se recoupaient, car n’oublions pas que la première église catholique a vu le jour en Afrique du Nord, devançant celle d’Europe, et qu’elle était référentielle par rapport au catholicisme. Alors en plus du résidu antichrétien, antéislamique de l’Afrique, (l’antiquité romaine la Carthage punique, les royaumes berbères), nous avons là un mélange, un brassage de l’ordre patrimonial et culturel qui devait faire face à cet Islam, non pas être en opposition, mais essayer justement de le réinterpréter en fonction des spécificités maghrébines. Cependant, l’universel a tendance à réduire tout ce qui est spécifique. C’est ça la situation justement de l’Islam. l’Islam se dit universel mais est ce qu’il défend réellement l’homme ? On n’a pas l’impression que l’individu acquiert justement une importance capitale dans le discours politique islamique. Au contraire dans la pratique c’est la jama ‘a qui a toujours pris le dessus, et c’est elle qui crée la norme, mais les gens ont eux aussi un vécu tout à fait personnel, qui a toute la légitimité de s’épanouir ; si on arrive à mettre l’homme au devant des préceptes, nous arriverons à rompre définitivement avec la pesanteur du religieux. A mon avis le vivre ensemble ne peut se réduire à une affaire de préceptes ou de normes surhumaines dépassant le vécu des gens. Donc, en définitif c’est le volet juridique qui devrait prendre le relais par rapport au religieux. C’est de cela que vient toute forme de subversion culturelle ou sociétale qui permet aux gens de marquer une distance salutaire par rapport à la norme. La norme devrait se mettre au diapason de « l’humaine condition » donc forcément la vertu ne devrait nullement se démarquer de la sphère du profane. Alors interviennent des formes de croyance qui ne sont pas réellement conformes avec l’islam savant mais qui essaient de prendre en charge le vécu des gens. un substitut de « préceptes » qui permet à tout un chacun de vivre de façon autre non pas sa religiosité mais sa séquence biologique. Les préceptes religieux viennent s’interférer dans le vécu des gens. « al wilaya » ne permet pas aux gens de s’assumer. Quand quelqu’un a le dessus politique et moral sur les autres, il ne leur laisse pas ni la distance, ni les moyens pour qu’ils puissent vivre et surtout s’assumer, et quand nous regardons le vécu des maghrébins ou des tunisiens actuellement, je n’ai pas l’impression que la tendance prédominante est celle qui défend les libertés individuelles approuvant le droit de tout un chacun à s’assumer comme une personne entière que ce soit pour les taches ordinaires ou pour les taches plus existentielles.
- Alors il faudrait cultiver la spécificité au détriment de l’universel normatif?
- l’universel est occidental, il est perçu, et à juste titre d’ailleurs, comme étant hégémonique. Tant que l’Occident continuera à prétendre dominer les autres, notre tache continuera toujours à œuvrer à la « désoccidentalisation » des valeurs universelles. Arrivera-t-on un jour et comme le préconise Sophie Bessis, à « indigéniser » l’universel, c'est-à-dire à le rendre maghrébin ou tunisien ? Pouvons-nous un jour prétendre porter la double appartenance à l’Islam comme à l’universel ? C’est de cela qu’il s’agit, lorsque nous pensons au génie des tunisiens. Nous refusons de croire à un Islam autocentré sur lui-même. Nous sommes des musulmans maghrébins (de confession ou de culture) et tout notre héritage est dans cette « maghrébinité » qui n’est pas exclusivement arabe, subsaharienne, méditerranéenne, orientale ou occidentale. Elle est le Maghreb et quand nous reposons la question de la tunisianité par exemple, c’est pour redéfinir notre appartenance à ce Maghreb comme partie intégrante de notre identité. La dimension berbère de la Tunisie est salutaire, elle doit être prise en considération dans notre culture, parce qu’elle est là, présente dans notre langage, il y a par exemple l’accent berbère dans « gotlou », il donne à la lettre arabe un accent berbère.
- Comment vous expliquez l’attachement de la classe paysanne au maraboutisme ? est-ce une forme de marquer le territoire ?
- C’est une façon de s’approprier l’islam. C’est de l’ordre de la tactique. Michel De Certeau dans un livre qui s’appelle « l’invention du quotidien » disait que « le quotidien s’invente aux mille manières de braconner ». C’est de l’ordre du tactique et non du stratégique, car le stratégique s’installe dans le temps, mais le tactique travaille sur la stratégie des autres, et j’ai l’impression que ces musulmans dont nous parlons : ces soufis, ces anachorètes, ces musulmans d’un autre acabit, ces médiateurs sociaux et culturels établissent leur propre tactique par rapport à l’islam savant et réussissent là où l’islam normatif n’arrive pas à réussir. c’est parce que justement ils sont attachés au quotidien des gens, ils règlent des problèmes que les préceptes de la religion n’arrivent pas à régler et là ils deviennent beaucoup plus efficients. J’ai l’impression que toute l’histoire de l’islam maghrébin a été celle là, trouver des solutions, des alliances, des mésalliances, un hiatus... entre les deux formes de l’Islam : un islam savant soucieux de se conformer aux préceptes de la charia et un autre islam beaucoup plus pragmatique qui s’ingénu à trouver des solutions aux problèmes immédiat, manger, dormir, apporter des soins aux gens nécessiteux et malades, baliser l’espace, permettre à tout un chacun de se déplacer à son aise, créer des voies sécurisés, tout ceci est important et a pleinement contribué à aider l’Etat à contrôler l'espace géographique et à progresser dans le long et pénible processus de territorialisation.

Par Fayza Messaoudi Jamli

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