« Qui impose un récit hérite la terre du récit »
Mahmoud Darwich
Nommer l’espace
Le mot Ifriqiya a exprimé jusque tard au XVII e siècle la présence d’un
territoire tampon entre l’Egypte et le Maghreb, ou si nous préférons l’explication donnée par Léon l’Africain dans
sa description de l’Afrique, le territoire qui sépare le continent européen
d’une partie du continent asiatique joignable en traversant la mer
méditerranéenne.
Les limites d’un tel territoire conservèrent une identité
géopolitique approximative. Tous les
géographes arabes du moyen-âge Bakri, Istakhri, Yaqout, et
Yakoubi, sont d’accord que les limites géographiques d’une telle entité
correspondent au territoire conquis par les aghlabides, alors qu’Ibn
Abi-Dinar trancha au XVII e siècle en indiquant que le « bled Frigua »
n’englobait à son temps que la zone de parcours des tribus de la nouvelle
régence ottomane et qui se situe au-delà du sud ouest du grand Tunis.
L’émergence
précoce de l’Etat territorial dont les premiers balbutiements remontent aux derniers siècles de l’époque
médiévale, a permis aux habitants des villes - comme ce fut le cas dans les
pays d’Occident - de jouer un rôle capital dans l’éclosion d’une identité
territoriale devenue aujourd’hui une réalité familière.
Les positions
partisanes des chroniqueurs des sagas dynastiques, éclairent d’un jour nouveau
la réussite de l’Etat à exercer son contrôle sur le territoire ; et à lui
imposer une hégémonie ne souffrant pas de partage.
Cependant la
tendance de la majorité des chroniqueurs à focaliser leurs discours historiques
sur la dimension politico-militaire, ne révèle-elle pas l’existence d’une tendance
chez les décideurs tunisiens à se contenter de la portion congrue de l’espace
maghrébin ? Un tel contentement n’est-il pas aussi le fruit de la présence
d’un sentiment identitaire propre aux tunisiens, indiquant le rôle joué par la
géopolitique dans ce que nous ne dédaignons par d’appeler « l’invention de la Tunisie
moderne » ; exprimant les multiples contraintes qui ont été celles de
l’Etat beylical amené à ne faire valoir son autorité que sur la cette partie
stratégique de l’aire géographique nord africaine ?
Vivre ensemble :
Les Tunisiens de naguère comme ceux d’aujourd’hui, paressent
accorder une grande importance à leurs
origines ethnique, imitant en cela leurs conquérants arabes pour qui le Nasab
ou rapport de parenté représente un élément fondateur de leur culture commune.
Un tel intérêt se manifeste chez les tunisiens à travers l’importance accordée
aux origines familiales, aux filiations tribales ainsi qu’aux appartenances
confrériques et/ou aux descendances
chérifiennes.
Historiquement prouvée, les traces de la présence humaine
préhistorique en Tunisie sont repérable aussi bien dans la région de Gafsa comme
près de l’oued Zouwara’. L’hypothèse de l’auteur de Prolégomènes, donnant aux plus anciens habitants de la Tunisie les
Amazighs une origine arabe (yéménite et hedjazienne) est à mettre sur le compte
de l’influence du vainqueurs sur les mentalités collectives des vaincus, même
si un tel point de vue - non avéré au demeurant - a contribué à échafauder une
vision égocentrique de l’histoire maghrébine ou l’appartenance arabo-musulmane
est outrancièrement magnifiée. Réagissant à une telle vision l’école historique
coloniale tomba dans l’excès contraire en donnant aux entités politiques
maghrébines de l’époque médiévale le qualificatif d’Etats berbères
(Almoravides, Almohades, Hafsides, Zayanides et Mérinides).
la saga du peuplement d’une Tunisie mosaïque, manifestant une
grande capacité d’adaptation et profitant de la diversité de ses composantes
ethniques et confessionnelles pour forger des spécificités facilement repérables dans le joli tatouage d’une bédouine portant sur le front, le menton ou la joue
une croix chrétienne, dans le burnous, le houli, la lahfa
ou lihaf tissés à la façon
berbère, dans le bonnet rouge ou chachia d’origine persane ou andalouse
couvrant d’accoutumé la tête des tunisiens, dans la saveur d’un gâteau turc au
mille parfums méditerranéens, dans la beauté d’un carrés de zoulaij
étincellent de Séville ou d’une magnifique brique de faïence d’Iznik.
Les spécificités de la vie sociale paressent s’ordonner en Tunisie
autour de trois facteurs de métissage impliquant ce que nous ne dédaignons pas
d’appeler le moule de la tunisianité. Relations de parenté, rapports de solidarité
sociale et formes d’engagement professionnel ont constamment représentés le
levier ordonnant le brassage des différents éléments ethniques et
confessionnels.
Nonobstant, il faut relativiser les prétentions rattachant à l’un
des facteurs d’intégration sociale, aussi bien ethnique, familial ou
confessionnel que politique ou professionnel, une quelconque primauté sur
les autres. De telle facteurs, qui ont montré jusque là une évidente capacité à
aplanir les problèmes des plus incongrus au plus complexes ; paressent actuellement vivre une mort
annoncée, leur interférence ne suffisant plus à mouler, comme ce fut le cas
jadis, les identités communes des tunisiens.
S’habiller, Cuisiner et Sublimer le quotidien :
Les Tunisiens
ont incontestablement beaucoup empruntés aux différentes civilisations qui ont
investi leur territoire, des partenaires anonymes d'abord suivis des phéniciens
puis des romains, turcs, morisques et européens ont tous contribué à donner
aux tunisiens un rapport particulier à l’accoutrement ainsi qu’une relation peu
commune à l’attablement et aux arts de manger.
La façon de s’habiller des tunisiens
atteste de leur volonté à s'envelopper en arborant un accoutrement simple,
usant en termes de matériaux de la laine et optant pour la couleur blanche
symbolisant la pureté et dénotant d’une quête évidente du salut.
La cuisine
tunisienne aux origines amazighs, basée sur un rapport marqué aux céréales a dû
se mettre au goût des multiples concurrents du pays comme les phéniciens venus
d’Orient et les morisques expulsés d’Occident.
L’aspect sacré du pain jusqu’a l’assimilation de la vie à une permanente
quête de la croûte pourrait expliquer l’attachement des tunisiens au carré
familial qui a toujours représenté, le cercle social sécurisé par
excellence.
Alors que le
rapport des tunisiens à la création artistique dénotent de la présence d’un
certain nombre de difficultés, qui n’expriment nullement une incapacité à
sublimer le quotidien en l’accommodant à une esthétique dépassant la
sensibilité du commun des mortels, mais révèlent au contraire la présence de
facteurs parallèles indiquant une gêne manifeste à transcender la réalité,
indépendamment de leurs efforts visant à se réapproprier la grande culture et
leur volonté à faire évoluer les mœurs, en se plaçant souvent du coté du
progrès.
Le rapport des
pays musulmans à la modernité a toujours suscité une agitation non dénuée de
surenchère. La transgression de la réalité voir sa subversion assumée par les
créateurs et l’agitation qui en découle, ont toujours relégué les défenseurs de
la modernité au ban des accusés. L’aliénation à un Occident jugé trop subverti
a toujours profité à l’activisme nationaliste, aux défenseurs d’une arabité
humiliée et plus récemment a un islamisme "inquisiteur" ostentatoirement
militant.
Si on considère
que la posture vis à vis de la modernité représente une pensée perfectible s’accommodant
à la critique et reflétant une volonté de rompre avec le suranné, il est
important de s’interroger sur la capacité des élites tunisiennes à s’inscrire
pleinement dans une telle dynamique qui représente notre unique issue pour se
mettre au diapason de l’universel.
Article paru dans le Maghreb hebdomadaire livraison du vendredi 28 septembre 2012 (rubrique culture, dossier patrimoine et développement, p.22-23).
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