Diagnostic est
le 3ème volet d’un triptyque musical que le trompettiste Ibrahim Maalouf a
entamé en 2007 avec Diasporas, son premier album, et enrichi avec Diachronism
deux ans plus tard. Mieux qu’une continuation, ce disque est l’aboutissement
d’un travail de recherche sur le jeu des harmonies, la dynamique des tonalités,
leur acclimatation aux rythmes, les connivences insoupçonnables entre
différents styles musicaux. On y reconnaîtra l’influence majeure des fanfares
balkaniques, des batucadas brésiliennes, du latin jazz ou du heavy metal. Mais
Diagnostic est surtout son oeuvre la plus personnelle, une manière de bande
originale où est mise en scène avec un remarquable pouvoir de suggestion la vie
affective d’un musicien qui a toujours envisagé son art comme une thérapie,
avec ce que cet engagement impose de sincérité et d’abandon. Enregistré en
région parisienne, dans le studio du producteur et compositeur de musiques de
film Armand Amar (Le Couperet, Indigènes), Diagnostic propose 11 compositions
originales qui toutes formulent un sentiment, parfois une contradiction entre
plusieurs, et plongent dans le mystérieux cloaque des émotions pour en libérer
langueurs, envolées, fulgurances et flash-backs. On y entend pour la première
fois Ibrahim jouer du piano, instrument avec lequel il a débuté son
apprentissage musical. On l’entend aussi chanter. Bien que conceptuel, chacune
des parties ayant été inspiré par un proche membre de sa famille, Diagnostic
est davantage le témoignage d’un instinct mis à nu et d’une maîtrise technique
au service exclusif du sensible, du fragile, du principe de plaisir. Il répond
à cette nécessité de transcender les genres et de transmuer peines, colères,
déprimes et doutes en forces vitales.
Il y a quatre
ans, à l’orée d’une carrière prometteuse, Ibrahim Maalouf se posait pourtant
encore des questions sur un choix d’ordre professionnel qui nous semblait à
nous simples mélomanes, largement dépassé. « Je n’ai jamais tout à fait
compris pourquoi je me suis mis à jouer de la trompette » se confiait
d’une voix encore empreinte de timidité le musicien dont le brillant premier
album Diasporas venait d’éclore. Ce disque inaugural, aux dix plages
instrumentales balayées par le souffle de son instrument, au timbre tour à tour
velouté, abrasif, spiralé, exalté, poignant, ne laissait pourtant guère de
place au doute tant il concrétisait tous les espoirs entrevus chez lui à la
faveur de nombreuses collaborations avec d’autres (Lhasa De Sela, Vincent
Delerm, Jeanne Cherhal, Thomas Fersen...). Ce premier enregistrement ne se
résumait pas à la simple confirmation d’un talent d’instrumentiste, ou à la
singularité d’une sonorité produite par cette trompette orientale à quart de
ton. Il ouvrait aussi de nouvelles perspectives en reliant entre eux des mondes
qui d’ordinaire n’entretiennent pas de relations aussi privilégiées. Trouvant
de nombreuses façons d’articuler entre elles musique soufie ottomane ou
classique arabe, jazz ou électro, Ibrahim se forgeait déjà une signature
indélébile tout en contribuant à l’évolution de la trompette, instrument dont
les limites ont longtemps données l’impression d’avoir été établies de manière
définitive par un certain Miles Davis.
Depuis 2007 la
réputation d’Ibrahim n’a cessé de croître. De sorte qu’il a été beaucoup
sollicité ces dernières années en studio et sur scène, par Sting, Amadou &
Mariam, Salif Keita, Mathieu Chedid, Vanessa Paradis et bien d’autres. A
travers chacune de ces expériences il a su prouver que son fort tempérament
musical n’entravait en rien sa capacité d’adaptation aux contextes les plus
divers. Avec le double album Diachronism paru en 2009, il a consolidé une
esthétique qui n’appartient désormais qu’à lui. Comme son titre le suggère
Diachronism tendait à réaliser une unité dans le chaos de ses multiples
influences. Il visait aussi à assurer à son auteur un équilibre dans le conflit
de ses attaches personnelles, territoriales ou familiales. Diagnostic parachève
ce travail de reconstruction.
On ne peut
comprendre tout à fait la portée de cette démarche qu’en remontant à ce 5
Décembre 1980 où Ibrahim naît à Beyrouth en plein bombardement. « En fait,
je suis né le 5 Novembre mais à cause des bombes, mes parents ne purent me
déclarer à l’état civil qu’un mois plus tard. » Le Liban vit alors le pire
de la guerre. D’ailleurs les Maalouf ne tardent pas à quitter leur pays peu
après sa naissance pour venir s’installer en France. Le père, musicien
autodidacte, avait suivi des cours de trompette auprès du maître Maurice André
dans les années soixante. Un jour, il avait eu l’idée d’ajouter un 4ème piston
à son instrument de manière à reproduire toutes les nuances des modes
orientaux, sans savoir que cette petite révolution aura de grandes conséquences
musicologiques et sur le destin de son fils. Effectivement, 40 ans plus tard,
après s’être consacré au piano, Ibrahim s’empare à son tour d’une trompette
quart de ton pour ne plus la lâcher. S’en suivent des années d’études, de
conservatoire, de concours internationaux, qu’il remporte brillamment. Avant de
s’engager pleinement dans une carrière de musicien d’orchestre classique,
Ibrahim hésite pourtant encore un peu avant d’abandonner d’autres études,
d’architecture celles-ci.
De
l’architecte, il montre sur Diagnostic beaucoup des qualités. Le soin
méticuleux apporté aux orchestrations trahit tout du long un fort souci de
l’équilibre, une quête permanente du mouvement bien ordonné. Si « ne rien
s’interdire » fut la règle d’or de cet enregistrement, autoproduit comme les
deux précédents, son application n’a pas eu pour effet d’exclure toute rigueur
de son travail. Au contraire. C’est au prix de beaucoup d’exigence qu’Ibrahim
parvient ici à une liberté et une plénitude perceptibles d’emblée à sa manière
d’étirer au piano la mélancolie de Lily (is 2) pour lui faire rejoindre la
syncope d’une fanfare balkanique (Will Soon Be A Woman), d’où montera bientôt
un chœur enveloppant comme une brume. Maîtrisant les ambiances, Ibrahim ne
tarde pas à montrer qu’il sait aussi jouer des ruptures avec une première
partie de Maeva in Wonderland, tout aussi marquée par le style des fanfares
macédonienne (que l’on retrouvera plus tard dans Never Serious) en
démultipliant sa trompette, et bientôt dévoyée dans un montuno endiablé à la
Cubaine.
« Ne rien
s’interdire » impliquait aussi dans ce disque dont la matrice est la vie
intime du musicien, le choix de ne rien dissimuler des déchirements personnels,
des traumatismes profonds. Tirer de la douleur d’un conflit affectif la trâme
d’une pièce majuscule permet ainsi de débuter Your Soul sur ce qui ressemble à
une étude de Chopin avant de fluctuer avec Everything Is Nothing entre dhikr
soufi, guitares heavy metal et ambiance crépusculaire à la Miles Davis, période
Ascenseur pour l’Echafaud. En trouvant à chaque fois le point d’échange le plus
fluide entre des sons aux identités hétérogènes, en évitant la cacophonie d’une
world music aux attaches incertaines, Ibrahim fait aussi sur ce disque le
diagnostic d’une certaine modernité et de là, peut beaucoup se permettre :
improviser avec une liberté enivrante sur un thème de Michael Jackson dans We
Always Care About You, ou inviter le rappeur Oxmo Puccino à répandre sa semence
textuelle sur le très beau Douce. « Je me suis rendu compte que je pouvais
utiliser la trompette comme j’avais envie de le faire confiait-il récemment. Et
j’ai essayé de trouver une douceur, quelque chose d’un peu plus féminin dans
cet instrument. » Cette féminité il ne pouvait mieux l’exprimer qu’en
composant avec Beautiful Things un émouvant hommage à sa mère conclut par le
très introverti Diagnostic, duo trompette et piano, tous deux joués par Ibrahim
dans un style quasiment classique contemporain. L’album s’achève naturellement
avec Beirut, point de départ de son histoire. Sur cet autre hommage, rendu
celui-ci à son pays d’origine, extension tout aussi déchirée de sa propre
famille, Ibrahim trousse le souvenir particulier d’un moment de sa vie où il
prit conscience du traumatisme d’une guerre qui venait juste de s’achever et
dont les blessures et les stigmates étaient toujours apparents. A ce choc
émotionnel s’ajouta celui esthétique d’avoir à ce moment précis et pour la
première fois de sa vie (à 12 ans) un morceau de Led Zeppelin dans son
baladeur, d’où la collusion entre l’atmosphère endolorie du début et
l’explosion qui fait suite. Ainsi Diagnostic fait il au sens propre le bilan
d’un parcours personnel comme celui d’une quête musicale sans équivalent
aujourd’hui. Il articule dans un souffle d’une rare intensité, d’une
exceptionnelle profondeur, les douleurs et les douceurs du passé. Et témoigne
des vastes ambitions d’un créateur devenu totalement maître de son langage.
http://www.accent-presse.com/archives/ibrahim-maalouf-diagnostic/
http://www.accent-presse.com/archives/ibrahim-maalouf-diagnostic/
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