Pour comprendre ce qui s’est passé en Tunisie après la révolution
du 14 janvier 2011, on propose de faire un retour, assez significatif au
demeurant, sur la définition de Jürgen Habermas à propos de l’espace public,
comme étant « l’ensemble des personnes privés qui font appel à la
raison publique pour discuter des affaires de la société ». Une telle
définition dont l’encrage social se réfère aux sociétés occidentales
bourgeoises, pose en dehors de ses espaces originels deux problèmes :
Celui des spécificités de l’individu. Les personnes égales, qui ont
les mêmes devoirs et les mêmes droits et qui participent à la vie politique,
intériorisent parfaitement leur statut de citoyen, qui leur défend (du moins
théoriquement) de penser prioritairement à leurs encrages familiaux ou locaux.
Une telle posture ne peut, aucunement, être celle des sociétés arabes après les
changements survenus depuis quelques années.
Le deuxième problème est celui de la difficulté, même dans les
sociétés démocratiques, de définir avec exactitude les sens que requière l’idée
d’intérêt général ? Habermas a été d’ailleurs, très critiqué sur ce point
puisqu’il est resté fidèle à ses convections rationalistes et à son
appartenance à l’école de Francfort et aux traditions marxistes. C’est que le
rationalisme parait incapable aujourd’hui d’expliquer ce que nous sommes en
train de vivre. Les émotions, les peurs, les angoisses, les appréhensions, les
perceptions et les représentations, prennent une place considérable dans
l’explication des changements qui sont entrain de refaçonner l’espace public.
Mais au-delà de ces observations, qui traduisent les limites
méthodologiques et paradigmatiques d’une telle définition, la société
tunisienne postrévolutionnaire se caractérise par la multiplicité des espaces
publics. En effet trois espaces au moins, se prêtent à une analyse pointue dans
le paysage civil et politique tunisien.
L’espace public nationaliste
L’espace public islamiste
L’espace public constitutionaliste, représenté par les juristes et
les spécialistes en droit ainsi que les militants pour les droits de
l’homme.
De tels espaces ne refusent pas d’entrer dans un dialogue et même
d’afficher une certaine solidarité, à l’instar de ce qui s’est passé au cours
de l’été 2014 à la place du Bardo. Après l’assassinat du député du front
populaire Mohamed Brahmi le jour de la fête de la république et l’ajournement
des travaux de la constituante. Il y a eu comme un élan qui a poussé les
sitineurs à se rassembler pour partager le repas de rupture de jeûne et engager
des longues discussions, donnant à voir les points d’accords et de désaccords,
les taquineries mutuelles, la capacité à accepter l’adversité contradictoire,
les émotions voir parfois des comportements fusionnels ! Ce qui implique
que le rationnel est incapable d’expliquer à lui seul de tels comportements,
qui sont en rapport avec la complexité du domaine de l’affectif et des
émotions.
Ce n’est aucunement pas, une forme de résurgence du modèle inhérent
aux sociétés traditionnelles maghrébines, ou les mécanismes de sociabilité se
manifestaient jadis, à travers le repas rituel de la Zarda. Il
s’agit là d’un phénomène inédit qui donne à réfléchir sur d’autres dimensions
qui sont en rapport direct avec les émotions et les sensibilités. Cette
situation est celle aussi du monde de l’information et des institutions, ou le
débat n’occulte aucunement les différents qui sont exprimés d’une manière
implicite ou explicite.
Un autre aspect qui peut contribuer à mieux apprécier les
transformations actuelles de la société tunisienne, est celui de la forte
implication de l’imaginaire social et politique. Nous risquons de porter un
regard très partial sur ce qui s’est passé en Tunisie, si nous ne faisons pas
intervenir dans notre explication l’influence des dimensions imaginaires. C’est
que l’instant révolutionnaire s’est exprimé dans la réalité d’une manière imprévue,
le renversement du régime dictatorial de Ben Ali s’est fait en moins d’un mois
(du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011), le soulèvement populaire et les
émeutes déclenchées dans plusieurs régions de la Tunisie n’ont pas été
préparées à l’avance.
On est incapable de comprendre ce qui s’est passé exactement, sans
se référer au paradigme de l’imaginaire instituant et institué tel que définie
par le philosophe Cornelius Castoriadis qui l’a rattaché à tous qui permet aux
individus de résister collectivement, en intégrant dans leur appartenance à une
nation souveraine, toutes les autres formes traditionnelles d’appartenance
(région tribu, ethnie, famille…etc.)
L’espace publique tunisien institutionnalisé comporte un certain
nombre de cadres imaginaires. L’un d’eux est représenté par ceux qui ont gagné
les élections du 23 octobre 2011 et qui ont défendu un imaginaire dont la
principale référence est l’identité musulmane et ou l’idée de la oumma,
ou communauté prime sur celle de la patrie qui ne peut être défini en dehors de
l’espace référentiel arabo-musulman.
Ces gens mués dans des partis politiques sécularisés, et après
avoir gagné haut la main les premières élections démocratiques en Tunisie, ont
entamé -et c’est là leur droit- l’écriture d’une nouvelle constitution pour le
pays. Ils croyaient que la voie était libre devant eux, les résultats réalisés
par les partis de l’opposition étaient insignifiants et franchement humiliants.
Seulement les gens du « zéro virgule » comme on se complaisait à les
appeler (appellation se référant elle aussi à un certain imaginaire), ont su
organiser la résistance qui s’est traduite par la création d’un parti politique
de masse appelée « Nida Tounès ou appel de la Patrie
tunisienne » et dont l’encrage identitaire, s’est attelé à ressusciter
l’image du leader nationaliste Bourguiba et à revendiquer, à travers une
compagne de communication sans précédent, l’appartenance à son héritage.
Ces deux partenaires politiques, islamistes et nationalistes, ont
réussi à réaliser ce que le sociologue tunisien Abdelkader Zghal a qualifié de «
compromis historique», transparaissant à travers les articles de la
nouvelle constitution, c'est-à-dire celle du 26 janvier 2014. Et qu’un éminent
juriste tunisien qualifia de son coté de « compromis entre Etat séculier
et Etat théocratique ». Ce compromis doit-être compris comme un bricolage
reflétant un équilibre inédit qui nous ramène à l’exercice du pouvoir par le
parti islamiste Ennahdha, qui au-delà de sa suprématie politique n’a pas réussi
à s’imposer à la société tunisienne, ni culturellement et encore moins
idéologiquement.
L’imaginaire nationaliste a su garder une primauté sans partage sur
l’administration, compte tenu du manque de cadres qualifiés appartenant aux
islamistes, qui n’avaient aucune expérience pratique de la façon dont sont
gérées les affaires de l’Etat. Nonobstant, il serait inconséquent de ne pas
suffisamment insister sur le fait qu’un tel bricolage ou compromis, n’aurait
pas pu probablement vu le jour, en dehors de la multiplicité des espaces
publics et des cadres imaginaires sociaux politiques également.
L’idée de compromis, n’est nullement dénuée de fragilité, les deux
imaginaires évoquées (nationaliste et islamiste), sont élitistes et ne
couvrent, dans la réalité sociologique tunisienne actuelle, qu’une frange
infime de la société. Les milieux populaires, pour éviter d’évoquer les deux
notions de peuple ou de masse, regroupent ce que Michel de Certeau a appelé
« les citoyens ordinaires ». Les attentes de ces citoyens sont loin
d’embrasser la question de la liberté de conscience par exemple, ou son
inscription dans la nouvelle constitution, la majorité d’entre eux ont constamment
défendu leur appartenance à la communauté musulmane. Ce qu’ils attendent,
par-dessus tout, c’est une amélioration concrète substantielle de leurs
conditions de vie, c’est de pouvoir vivre correctement, subvenir à leurs
multiples besoins, avoir un logement décent, avoir un niveau de vie qui leur
permet d’éduquer leurs progénitures. Polémiquer autour de l’écriture de la
constitution suscite moins leur intérêt. Et c’est peut-être là où se situe le
talon d’Achille des spécialistes de droit, qui représentent les initiateurs
attitrés du troisième espace public de la Tunisie postrévolutionnaire.
En effet, les prometteurs du droit n’arrivent pas à saisir la
meilleure façon de traiter avec ce qui se passe dans les régions frontalières
du sud-est (à Benguerden et à Dhhiba), ou les habitants ne défendent pas, dans
les faits, l’exercice de la loi et préfèrent vivre de l’argent de la
contrebande et du commerce parallèle. Les réseaux occultes sont partout et
permettent de contourner toutes les restrictions mises à œuvre par le législateur.
C’est comme si le tunisien préfère passer toute sa journée au café, tout en
tenant à gagner le maximum d’argent sans fournir aucun effort en contrepartie.
Les incivilités sont partout. Le langage des tunisiens est énormément épissé,
avec une propension astronomique à utiliser des gros mots dans les échanges de
tous les jours, et cela va du président de la république au gardien du parking
des voitures.
Au lieu de parler de société civile, les juristes gagneraient
énormément à orienter le débat vers toutes les formes d’incivilité commises au
quotidien. La société parait aujourd’hui, totalement désarticuler à un point ou
les gens paressent regretter le temps sacrifié à assumer avec abnégation leur
responsabilité ! C’est comme si l’événement révolutionnaire avait
donné naissance à une société incivile, ou les gens ne respectent pas les codes
de la vie commune, celui de la route, comme celui de payer leurs impôts. Ils
font tous pour se dérober de leur responsabilité et ne se gênent pas, outre
mesure, d’insulter autrui voir de l’offenser gratuitement. C’est qu’ils savent
en définitif que personne ne va les rappeler à l’ordre ou mettre un terme à
leur comportement aberrant ni à leurs propos disproportionnés.
Les magazines électroniques qui envahissent l’espace médiatique
tunisien, rapportent quotidiennement des faits divers qu’on ne pouvait imaginer
quelques années auparavant, tel ce gardien d’école élémentaire à Omlaraès dans
le gouvernorat de Gafsa au sud-ouest de la Tunisie qui, pour inscrire sa femme au
registre des travaux publics, entama une grève et interdit aux écoliers et à
leur professeurs l’accès à l’école pendant près de dix jours !
Les trois espaces publics ne peuvent prétendre se soumettre aux
mêmes imaginaires, certes il y a eu entente ou compromis entre les deux
imaginaires islamiste et nationaliste, mais l’histoire précoloniale porte
encore les stigmates de l’abrogation en 1864 de la constitution de 1861. Un tel
détour par l’histoire devrait alerter la vigilance des tunisiens quant à une éventuelle
mise en sourdine de la nouvelle constitution ou à la promulgation d’un
moratoire sur quelques-uns de ses articles.
Au fait, ce qui s’est passé en Tunisie ne revient forcement pas aux
spécificités du contexte local. Sa portée ou son échelle nous édifie sur les
conséquences d’une globalisation dont le rythme d’évolution fut qualifié par
Habermas de discontinuité aléatoire. En suivant bien le phénomène des
soulèvements et des émeutes déclenchés depuis trois ou quatre décennies et qui
a connu une accélération au cours des dix dernières années et un peu partout
dans le monde, les chercheurs commencent à se rendre à l’évidence que les
mécanismes sont strictement les mêmes.
Souvent, c’est une bavure policière se soldant par le décès d’un
manifestant, qui met le feu à la mèche, du coup la machine se lance d’une
manière impromptue, comme s’il s’agissait d’un feu de poudrière. Ce qu’il faut
retenir dans tout ça, c’est avant toute autre chose, l’imaginaire du
soulèvement qui va ordonner en se déclenchant une rupture aléatoire dans un
trend ou dans un parcours, que personne ne peut prétendre décrypter à l’avance.
Le cas de la révolution tunisienne est très édifiant à cet égard, personne ne
pouvait prévoir ce qui aller arriver et tous ceux qui ont prétendu le contraire
ne faisaient que raconter des mensonges.
Ainsi, le phénomène des soulèvements qui a une portée mondialisée
représente un élément essentiel dans l’explication de ce qui s’est produit en
Tunisie. Une telle secousse a complètement renversé le cours de l’histoire,
toute intervention ne peut que raviver l’ampleur de l’incendie ; et c’est
exactement ce que l’ex-président de la Tunisie Ben Ali n’a pas pu entrevoir.
La discontinuité aléatoire ne s’est pas arrêtée au soulèvement
révolutionnaire, mais elle a touché aussi le processus transitionnel, même
si les choses ne se présentent toujours pas de la même façon. Le gouvernement
actuel, qui ouvre pour la première fois en Tunisie une ère de stabilité,
réalisant un précédent historique et traduisant dans le fait l’alternance
démocratique n’est porteur d’aucun horizon. Depuis le chef du gouvernement qui
ne vient pas du parti qui a gagné les élections, jusqu’aux ministres qui ont
été nommé et aussitôt remercier sans prendre en charge leur cabinet, tout ça
incite à se poser des questions quant à la réalité des changements qui ont véritablement
touché la vie politique en Tunisie.
La révolution nous a donc permis de sortir définitivement des
explications qui prévalaient avant, et qui sont toutes basées sur le
rationalisme cartésien et le déterminisme marxisant. Le paradigme de
discontinuité aléatoire ne nous a pas permis seulement de décrire ce qui s’est
passé en Tunisie, mais son utilisation nous invite à accorder plus d’importance
à la pluralité des lectures à la pluralité des opinons et à leur ouverture.
D’où l’intérêt de sortir des explications qui ne permettent pas de s’ouvrir sur
la pluralité des espaces publics.
La révolution tunisienne a commencé dans le centre ouest de la
Tunisie (dans les gouvernorats de Kasserine et de Sidi Bouzid), pour
pérégriner, avec plus ou moins d’ampleur et de réussite, entre l’Algérie, le
Maroc, la Libye le royaume du Bahreïn, Israël, la Chine et les Etats-Unis
d’Amérique. D’où sa portée résolument globalisée. Il ne faut surtout pas perdre
de vue qu’il s’agit-là d’un cycle qui n’est qu’a ses premiers balbutiements et
qu’il est fort probable que ça puisse durer un siècle et même plus.
L’historien anglais, Eric Hobsbawm, avait considéré que le
vingtième siècle s’était achevé en 1989 avec la chute du mur de Berlin, il est
fort probable donc que le XXI e siècle a commencé tôt dans le
temps ; et que la révolution tunisienne représente l’un des événements
marquants de son histoire.
(Propos tirés d’une interview accordée par le sociologue
Mohamed Kerrou et qui paraitra incessamment dans le deuxième numéro de la revue
El-Fikr El-Jadid)
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