mercredi 17 août 2011

"Le samouraï professe que ce qui est sérieux pour l'homme ordinaire n'est que jeu pour l'homme courageux."



Johan Huizinga (1872 - 1945) est un historien hollandais spécialiste du Moyen-Age. Relire "Homo Ludens" est comme replonger dans la source fraîche de jouvence. Le jeu n'est pas qu'artefact psychologique, manifestation biologique, il est consubstantiel à la création de la culture, du lien social, de l'avènement des civilisations.

"Lorsqu'il est apparu clairement que le nom "Homo sapiens" convenait moins bien à notre esprit que l'on ne se l'était figuré jadis, parce qu'en fin de compte nous ne sommes pas aussi raisonnables que l'avait imaginé le siècle des Lumières dans son naïf optimisme, on a cru bon d'ajouter à la première définition celle de l'Homo faber. Or, ce second terme est encore moins propre à nous définir que le premier, car "faber" peut qualifier maint animal. Et ce qui est vrai de l'acte de fabriquer, l'est aussi du jeu : nombre d'animaux jouent. En revanche, le terme "Homo ludens", l'homme qui joue, me semble exprimer une fonction aussi essentielle que celle de fabriquer, et donc mériter sa place auprès du terme "Homo faber"".

Comment Huizinga définit-il le jeu ?


"Sous l'angle de la forme, on peut en bref, définir le jeu comme une action libre, sentie comme "fictive" et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d'absorber totalement le joueur; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité; qui s'accomplit en un temps et dans un espace expressément circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données, et suscite dans la vie des relations de groupes s'entourant volontiers de mystère ou accentuant par le déguisement leur étrangeté vis-à-vis du monde habituel." (p.35)

Comprendre le jeu par sa négative, le sérieux :


"(dans) le groupe antithétique "jeu-sérieux", ces deux termes ne s'avèrent pas équivalents. Le "jeu" y figure le tempe positif, le "sérieux" s'arrête et s'épuise à la négation du jeu : le "sérieux" est le "non-jeu", et rien d'autre." (p.83)

"Si le jeu produit de la beauté, il en acquiert aussitôt une valeur pour la culture. Mais cette valeur esthétique n'est pas indispensable au développement de la culture. Le jeu peut tout aussi bien s'élever au niveau de la culture, grâce à des valeurs physiques, intellectuelles, morales ou spirituelles." (p.87)

Se penchant sur la juridiction, l'auteur démontre que "c'est du caractère de lutte réglée propre au débat judiciaire, qu'est issue toute l'évolution historique du procès - ce caractère est resté vivant jusqu'à nos jours" (p.132).

Huizinga éclairera la nécessaire existence de règles établies notamment pour la musique :


"La diversité de la musique implique derechef la preuve que celle-ci est, par essence, un jeu, c'est-à-dire un accord de règles délimitées de façon purement intrinsèque, mais tout à fait impérieuses, sans but utilitaire, mais visant un effet de plaisir, de détente, de joie et d'exaltation." (p.302).

"A l'origine de toute compétition, il y a le jeu, c'est-à-dire un accord tendant à réaliser, dans un temps et un espace déterminés, suivant certaines règles et dans une forme donnée, quelque chose qui mette fin à une tension et qui soit étranger au cours ordinaire de la vie" (p.177). Le "potlach" ("cérémonie solennelle où l'un d'entre deux groupes dispense des présents à l'autre sur une grande échelle, avec force démonstrations et rites, et à seule fin de prouver ainsi sa supériorité" - p.103) "(est) la forme la plus représentative et la plus expressive d'une aspiration fondamentale du genre humain, que je nommerais le Jeu pour la gloire et l'honneur."

Ces deux derniers attributs du jeu confèrent une dimension ludique, originelle, à la guerre (description identique du tournoi médiéval, dimension qui a cependant été anéantie dans la "guerre totale". (p.152)

Après avoir exposé la qualité ludique, suivant les règles, de la poésie, l'auteur s'attache à approfondir la psychologie ayant préludé à la création des mythes. "Le besoin de susciter l'étonnement, l'exorbitant, explique pour une bonne part le fondement des fantaisies mythiques" (p.235).

La sagesse, la philosophie, participent du jeu. "L'absence de limites clairement conscientes entre jeu et sagesse se constate aussi du fait que les Stoïciens traitent sur le même pied les sophismes absurdes basés sur le piège grammatical et les graves raisonnements de l'école de Mégare". (p.248) De même, le XVIII° siècle (...) par ses moyens de communication limités, devait être l'époque par excellence des joutes de plume." (p.255)

Huizinga donne une explication à la formule de Léon Daudet sur "le stupide XIX° siècle" :


"La surestimation du facteur économique dans la société et dans l'esprit humain était, en un sens, le fruit naturel du rationalisme et de l'utilitarisme qui avaient tué le mystère et déclaré l'homme affranchi de faute et de péché. On avait oublié, cependant, de l'affranchir de la sottise et de la mesquinerie, et il apparut apte et disposé à faire le salut du monde à l'image de sa propre banalité."

Huizinga, avec élégance, précise en conclusion :

"La vraie culture ne peut exister sans une certaine teneur ludique, car la culture suppose une certaine modération et une certaine maîtrise de soi, une certaine aptitude à ne pas voir la perfection dans ses propres tendances, mais à se considérer toutefois comme enfermé dans certaines limites librement consenties. La culture sera toujours, en un sens, "jouée", du fait d'un accord mutuel suivant des règles données.
La véritable civilisation exige toujours et à tous points de vue le "fair play" et le "fair play" n'est pas autre chose que l'équivalent en termes ludiques, de la bonne foi. Le briseur de jeu brise la culture même."

Ecrit en 1938, cette conclusion d'une rare pertinence, honore aujourd'hui la mémoire de Johan Huizinga mort dans les geôles nazies.
Commentaire paru dans Amazon.fr

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