اLes propos rassemblés dans ce texte représentent un clin d’œil dédié à l’auteur d’un chant tunisien célèbre qui constitue une liturgie soufie évoquant la naissance miraculeuse de Jésus fils de Marie. Ce chant fut écrit et chanté par Abdelmadjid Ben Saad (1924 - 1972) chanteur soufi et fin connaisseur du chant soulami amputé à la confrérie soulamiya fondée par Abdeslam Lasmar (m 1573).
Disposant d’une voix exceptionnellement belle, Ben Saad originaire du kairouanais, nous a légué une interprétation forte en couleur, des représentations musulmanes de la conception immaculée du christ ; la rattachant à la naissance et aux péripéties de sa trajectoire de vie, tirées tout à la fois de la littérature savante (exégèse coranique et tradition prophétique) et de la vulgate populaire, racontée à l’image d’une parabole dont certains propos se trouvent en partie aussi bien dans la Bible que dans le Coran.
La Vierge Marie
occupe une place centrale dans l’imaginaire musulman tout d’abord en tant que
mère de Jésus, prophète reconnu par l’islam, par le miracle de sa maternité et
du fait de sa foi inébranlable en Dieu. Elle fait partie des quatre femmes
considérées comme "parfaites" par la tradition islamique, aux côtés
de Fatima, fille du prophète, Khadija, sa première femme et Asia, mère adoptive
de Moïse.
Dans la
tradition, elle est destinée à être la première à entrer au paradis. Elle est
la seule femme à être mentionnée par son nom dans le Coran et saluée par les
anges en tant qu’"élue par la volonté divine". Elle est aussi
mentionnée dans de nombreux récits de la tradition musulmane, qui insistent sur
sa nature pure et exempte de tout péché.
Elle est
évoquée près de 34 fois dans le Coran, principalement dans la sourate 3
"La famille de ’Imran" (Al ’Imran) et la sourate 19
"Mariam", ainsi que dans les sourates "Les Croyants"
(Al-Mu’minun), "L’interdiction" (Al-Tahrim), ou "Le Fer"
(Al-Hadid).
Marie est
considérée, avec Jésus, comme un seul et même "signe" aya envoyé par
Dieu à l’ensemble de l’humanité. Le mot "âya" revêt plusieurs
significations dont « miracle » ou « merveille créée par
Dieu », devant inviter tout croyant à réfléchir sur le sens ultime de la
création. Marie constitue le "signe" et l’exemple par excellence,
pour avoir été exempte de tout péché - sa virginité corporelle n’étant que le
reflet de celle de son âme-, et de s’être soumise au décret divin, et avoir
fait confiance à Dieu en toutes circonstances. Elle symbolise le dévouement
absolu. Le sens même du récit de la vie de Marie dans le Coran pourrait
d’ailleurs être résumé par le mot "âya" : elle n’est pas
évoquée dans un but narratif ou biographique mais en tant que "signe"
de la volonté de Dieu faisant partie intégrante de l’histoire des
manifestations divines qui fournissent autant de prétextes à la réflexion et à
l’affermissement de la foi.
Le Coran invite
à plusieurs reprises à se "souvenir" d’elle et la lie
indéfectiblement à son fils, "Jésus, fils de Marie ’Issa ibnu Mariam,
soulignant par là même le seul lien de parenté terrestre du Christ et sa
conception miraculeuse. Marie incarne donc dans l’islam la croyante monothéiste
parfaite, indéfectiblement liée à son fils, qui n’est jamais évoqué sans
référence à sa mère. De par son humilité, sa piété et sa confiance absolue,
elle y incarne un modèle de foi pour tous les croyants.
Le chant soufi
que nous sollicitons est intitulé : « Paix de Dieu sur le fils de Marie ».
Chargé d’une grande émotion, il renferme des idées non dénuées de théosophie,
Il raconte en quatre temps distincts la venue au monde de Jésus Christ.
Le premier
temps expose l’idée de l’immaculée conception. Jésus fils de Marie n’avait
nullement besoin de géniteur mâle terrestre. Dieu l’a conçu à son image et l’a
mis dans le ventre de Marie, témoignant de la sorte de sa grande
puissance.
Le deuxième
moment décrit avec force détails les douleurs de l’enfantement et de la
délivrance. Marie est ainsi obligée de s’éloigner des siens pour donner, dans
une grande souffrance, naissance au Christ, qui aussitôt venue au monde rassure
sa génitrice sur l’issue de sa mésaventure décrite comme un miracle
transcendant la vraisemblance.
Vient ensuite
un troisième moment traduisant le déchirement familial causé par cet
enfantement peu commun et suscitant à la fois, étonnement, honte et courroux du
clan familial. C’est au fait, l’épisode le plus important qui comporte un long
échange haut en couleur entre le nouveau-né et ses détracteurs parmi l’auditoire.
La posture de Jésus défendant sa mère et s’adressant directement à ceux qui
l’écoutent, explique que Marie n’a point dérogé à la norme en s’abstenant de commenter
ce qui lui est arrivée, tout au contraire elle ouvre la voie au Verbe devin annoncé
à travers les paroles d’un nouveau-né encore incapable de prononcer mot. Dans
sa plaidoirie, Jésus est persuadé que le salut des âmes réside dans la croyance
et non dans la conscience. Tout prophète qu’il est, il se devait de suivre son
unique génitrice terrestre dans ses pérégrinations prouvant par l’exemple non
la confrontation violente, son essence pure et ouverte à la volonté divine.
Dans le dernier
volet, le chant soufi nous apprenne que Marie ayant peur pour la vie de son rejeton
décida de partir vivre sous d’autres cieux. Confiant son fils à un maître du
savoir pour l’instruire, l’enfant prodige finit par se hisser au-dessus du
maître en lui apprenant les règles de bienséance. Épaté le maître s’adresse à
Marie pour comprendre une telle énigme. Elle lui explique que « Dieu dans sa sublime
grandeur l’a protégé de commettre l’imparable et lui a fait apprendre les
règles de la politesse ». Jésus sera placé, par la suite, chez un artisan
teinturier afin d’apprendre le métier de l’assortissement des couleurs, il en
vient à réaliser des expériences insolites qui n’ont jamais été faites
auparavant. Fâcher son maître teinturier met fin à son apprentissage et le
qualifie de maléfique magicien. Se défendant d’un tel affront Jésus lui rétorqua
que c'est lui qui est dénué de toute sensibilité, ne maîtrisant aucunement les
rudiments du goût et de la bienséance, en indiquant que : « le teinturier
de naguère est mieux outillé que celui d’antan et qu’il aura assurément à regretter
de l’avoir congédier injustement de la sorte. »
Vient enfin un dernier
épisode, nous apprenant que Marie et son rejeton sont allés vivre dans un lointain
village et que Jésus allait faire fortuitement la rencontre d’un vieux père éprouvé
par la misère et la maladie de son enfant et qu’il essaya de le calmer et lui
promettant d’intercéder auprès de Dieu pour la prompte guérison de son enfant.
Passant sa main sur la tête du souffrant, celui-ci guérit aussitôt de tous ses
maux. Un tel miracle prouve que Dieu dans sa sagesse accorde sa puissance au
plus humble de ses
créatures.
Compte tenu de
la façon dont sont agencés les quatre moments racontés par ce chant soufi, nous
constatons que la figure de la vierge requiert une importance capitale. Elle
fait allusion, au-delà de sa dimension physique, à la purification de
l’âme prélude à tout cheminement spirituel. Elle symbolise aussi l’âme
silencieuse, s’abstenant de toute parole, même pour prendre sa propre défense.
Le détachement par rapport au monde et la "mort à soi-même" constitue
un préalable nécessaire à tout engagement dans la voie spirituelle.
Marie incarne
également la maternité, la "naissance" qui doit, au terme
de ce détachement, s’effectuer dans l’âme, et qui est celle de la purification
spirituelle de l’être et du Verbe divin ne pouvant s’accomplir que dans une âme
pure et transparente.
L’Orient" que l’ange Gabriel choisit pour lui révéler sa destinée a
également constitué le sujet de nombreux traités mystiques. Cette direction
symbolise, en effet, pour certains théosophes, dont Shahâb al-Din Sohrawardi,
le lieu du lever du soleil, berceau de la lumière et aube d’une
nouvelle naissance.
La symbolique
du palmier, saisi par les mains de la vierge endurant les douleurs
de l’enfantement, et qui se couvre subitement de dattes fraîches, fait
également partie des thèmes évoqués. Il rappelle le motif de la douleur comme
prélude à toute nouvelle naissance. Évoquée par Jalal Eddine ar-Rûmi
dans Fihi ma fih traduit en français sous le titre « le livre
du dedans », la douleur guide l’homme dans toutes choses.
Tant que la douleur et la passion ne surgissent pas dans le cœur du soufi,
jamais il ne tendra vers elle, et ne lui sera jamais possible de réaliser ses
désirs. Tant que Marie n’a pas ressenti les douleurs de l’enfantement, elle
n’aurait jamais pu se diriger vers l’arbre du bonheur. Si nous éprouvons
en nous cette douleur, notre Jésus à nous naîtra aussi.
Ainsi Marie est
le "signe" du rappel des origines de l’homme et par là même, de son
destin spirituel. Le désert est le lieu de l’épreuve et de
l’errance, théâtre par excellence du désespoir et de la solitude, où est
éprouvée la foi des prophètes. La source jaillissant aux pieds de Marie souligne
que toute connaissance réelle implique une humilité et un dépouillement de
l’égo. Le jeûne de la parole qui lui est ordonné après la
naissance de Jésus va dans le même sens, et permet au Verbe de témoigner
lui-même du miracle de sa naissance. La voie de la vierge symbolise sommes
toutes, pour le soufisme musulman la direction de la sagesse par excellence,
ainsi qu’une invitation à réaliser la naissance du Verbe divin à l’intérieur de
l’âme, naissance qui ne pourra avoir lieu que dans un cœur pur et humble.
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