vendredi 29 juin 2012

La Tunisie post-révolutionnaire : Société civile et activisme politique



Il n’est pas facile pour les tunisiens que nous sommes et après le bouleversement radical des normes régissant la vie politique, faisant suite à une révolution dont l’objectif fut de recouvrir la dignité, de formuler avec force précision les spécificités du paysage politique dans lequel nous vivons. Plus d’une année nous sépare aujourd’hui de cet événement dont l’une des conséquences, croyons-nous, fut le clivage de la société, et au-delà de la mosaïque politique enregistrée au cour des premiers mois, en deux mouvances distinctes inscrites l’une et l’autre dans le paysage social et culturel tunisien et défendant depuis le siècle dernier deux modèles de société : l’un trouvant refuge dans une occidentalisation émancipatrice, l’autre fait de l’ancrage arabo-musulman de la Tunisie son cheval de bataille. D’aucuns savent l’importance que requière la reformulation permanente des deux notions de modernité et de tradition dans l’héritage culturel et politique tunisien, même si cet héritage est en phase de vivre en ce moment une situation sans précédant débordant sur l’étroitesse du contexte local, pour prendre au pays tout entier un rendez-vous avec l’histoire. Sommes-nous devant un nouveau palier caractérisé par une revendication politique hissant la liberté citoyenne au rang d’une valeur phare? Aussi ambitieux qu’il puisse nous paraître, un tel idéal n’a pas cessé de remodeler les mentalités collectives tunisiennes depuis l’apparition de la première constitution au cours de la deuxième moitié du XIX e siècle jusqu'à la promulgation de la constitution de 1959 faisant suite à la décolonisation puis à l’instauration de la première république. Et si ce que nous sommes entrain de vivre aujourd’hui s’inscrit lui aussi dans la même perspective, compte tenu de la primauté de la rédaction d’une nouvelle constitution dans le processus de transition, il n’en demeure pas moins que la nouvelle conjoncture politique exige un rééquilibrage des pratiques politiques permettant l’ouverture sur un autre modèle de penser, réfutant toutes formes de légitimité politique en dehors du respect des lois garantissant les libertés individuelles. Cependant, et si la scène politique tunisienne ne recèle aujourd’hui d’aucune figure politique de prou, compte tenu du nivellement par le bas qu’elle n’a pas cessé de subir depuis les années soixante, il n’est nullement non advenue d’émettre des doutes quant à une prise en charge de ces pratiques ou à leurs ancrage définitif dans le paysage politique tunisien. Cependant de telles suspicions ne peuvent résister devant le bouleversement engendré par le fait révolutionnaire et toutes les réactions régionales et internationales qu’il a pu susciter. Si nous sommes sûrs d’une chose, c’est de la présence d’un sentiment de phobie collective exprimant une profonde rupture avec les velléités despotiques de l’Etat, et de sa propension démesurée à priver les gouvernés de jouir pleinement de leurs libertés individuelles. Une telle réaction citoyenne, restée au demeurant et pour très longtemps dans le giron exclusif des sociétés occidentales, s’est vue subitement essaimer vers d’autres latitudes pour y être revendiquer par des populations dont les organismes de l’Etat ont historiquement fait corps avec un autoritarisme suranné, ou le recours à la force a constamment représenté la seule alternative pour se hisser au devant de la scène politique. C’est peut-être pour cette raison que nous trouvons actuellement beaucoup de difficultés à redéfinir avec exactitude le sens que requière la légitimité politique dans l’espace culturel musulman. Cette situation rejoint dans un sens, et si nous réfléchissons bien, le contexte des sociétés européennes rompant au XVIII e siècle avec l’absolutisme, ou faisant front tout au long de la deuxième moitié du siècle dernier contre le totalitarisme de gauche comme de droite.
 Le territoire tunisien, qui n’a pas posé depuis ses premières représentations cartographique en 1857 de problème particulier, a constamment représenté un élément fondamental dans le processus d’authentification d’une identité nationale propre aux tunisiens. L’exploration d’une telle identité, nous révèle des spécificités physiques et un héritage humain portant sur une histoire du peuplement révélant la succession de différentes ethnies et de multiples civilisations, dont les acquis culturels matériels et immatériels ont impliqués des perceptions et une vision particulière du monde. L’imbrication entre ces éléments a joué pleinement dans la reformulation du lègue transmit de génération en génération durant la période islamique comme au cours de celle qui l’a devancé. De telles spécificités muettes en surface, ont toujours joué un rôle déterminant dans les perceptions touchant aux binômes tradition/modernité, conservatisme/progrès. Tout le débat autour des questions traitant de l’émancipation individuelle, comme du conflit entre générations ou de l’évolution des formes d’organisation sociétale, ne peuvent faire l’économie d’une investigation mettant à nu les paramètres qui militent en faveur d’un prompt arrimage des valeurs universelles avec les acquis de la culture tunisienne imprégnée de valeurs arabo-musulmanes.
Le brassage ethnique, source de la créolité ou de l’identité rhizome de la Tunisie, prouve l’existence d’un antagonisme entre deux façons de voir à l’antipode l’une par rapport à l’autre, que ce soit en ce qui concerne la vie quotidienne ou pour ce qui se rapporte au modèle de société à bâtir. Alors que les uns paressent s’attacher au passé pour lui vouer une sacralité sans bord, d’autres préfèrent n’accorder à cela que peu d’importance, même si une telle façon de voir leur coûte parfois d’être pris pour des aliénés ou de mécréants. Rares sont les domaines d’action qui n’ont pas été profondément touchés par des perceptions ou des façons de voir aussi antagonistes. Les berbères se divisèrent longtemps entre sédentaires Baranis et nomade Butr. L’école chrétienne d’Afrique s’est alignée au catholicisme dans sa lutte contre les donatistes. Les sunnites s’opposèrent farouchement aux kharijites et résistèrent aux fatimides ainsi qu’à leurs gouverneurs zirides. L’orthodoxie malékite s’est vue piéger des siècles durant par des tactiques de subversion imposées par une religiosité populaire influencée par le confrérisme. La régression progressive des razzias concomitantes à la sédentarisation des tribus arabes au alentour du XIII e siècle, ouvra la porte à un Etat itinérant appelé, depuis l’avènement des Almohades, Makhzen. Le pouvoir politique ayant progressivement pris conscience de sa suprématie militaire sur les « hordes tribales » s’orienta visiblement vers une forme de gouvernement basée sur la majesté ou Jah, inversion littérale du terme Wajh, définit selon l’auteur de la Mouqadima par : « la capacité à diriger ceux qui subissent notre autorité, et leur soumission à nos discisions qui les privent, en usant de la force, de leurs droits. » L’exercice d’un tel pouvoir « donne à celui qui le détienne une sensation de majesté ; et pousse le commun des gens à croire que seuls ceux qui réussissent à se rapprocher du pouvoir peuvent mener une existence digne et amasser une grande fortune. Alors que ceux qui sont boudés, se verront au contraire, astreint à vivre dans l’indigence et la pauvreté. Même s’ils disposent de moyen suffisant pour couvrir leurs besoins, fortunés ils ne le seront jamais et passeront toute leur vie dans une situation modique ».
 Une telle acception, offrant une vision complètement démesurée du pouvoir politique, explique la focalisation pathologique des maghrébins de naguère et d’aujourd’hui aussi sur la sphère politique ; et la persistance de fausses idées impliquant que le rapprochement de ceux qui détiennent le pouvoir augurerait d’une vie paisible et ouvrerait les portes de la fortune. Observant la situation de faiblesse des arabes et constatons l’effritement de leurs forces au XIV e siècle, l’auteur des prolégomènes ou Muqaddima était certain que le progrès leur a définitivement tourné le dos. C’est cette constatation qui l’a poussé croyons-nous à chercher à identifier les causes d’un tel revirement de la situation. Ibn Khaldoun va établir une synthèse des faits historiques avérés, pour en tirer par la suite les lois servants à mieux comprendre l’organisation de la vie sociale. Ces lois étaient à chercher dans les mécanismes régissant les généalogies, dans le changement intervenu sur les modes de vie et dans les formes de succession au pouvoir et la façon dont le jah ou majesté est exercée.
La détention du pouvoir fut pour lui le moteur de toute cette dynamique. C’est lui qui détermine la façon dont les différentes ethnies se sont transmis la force. Ce pouvoir ne peut ostensiblement se prévaloir en dehors d’une solidarité tribale ou ‘Asabiya , orientée vers la conquête et l’abandon des modes de vie tribale au profit d’ activités plus complexes, traduisant une appropriation du mode de vie sédentaire. Les chroniques de Ben Dhiaf rédigées au XIX e siècle, portent une empreinte ostensible des idées formulées par l’auteur de la Mouqaddima écrite cinq siècles auparavant. En effet « les vents de la patrie ou riyâh al-watan», soufflant sur le pays des tunisiens, ardh tounis, était à l’origine de la décision qu’il a prise, juste après avoir contribué à la rédaction de la constitution de 1861, de lui consacrer des chroniques rassemblant des jalons inconnus de son histoire. C’est pour lui la meilleure façon de mettre fin au tissu de mensonges colportés par les plumes stipendiées, fustigeant la modernisation des institutions politiques entamée en Tunisie depuis le début du XVIII e siècle.
 Réformateur invétéré, Ben Dhaif ne croit pas au changement radical faisant table rase avec les pratiques d’antan. Son réalisme d’ancien commis et de fin connaisseur de l’Etat beylical, l’avait poussé à faire prévaloir l’idée d’une progression dans l’application du régime politique constitutionnel, donnant aux gouvernés la liberté de formuler leurs propres conceptions quant à la meilleure façon de gérer les affaires de l’Etat. L’expression légale de l’opposition à travers la représentativité politique dans des structures élues, requière de son point de vue une importance capitale. En accordant peu d’intérêt à ce genre de pratiques, les musulmans ont commis un grand tort. « Le despotisme étant contradictoire aux préceptes indiqués par la loi musulmane. C’est lui qui est à l’origine du retour à l’anarchie et aux modes de vie primitifs, ôtant aux gouvernés les privilèges caractérisant le vivre ensemble ; et ne leur permettant guère de préserver les vertus de la citoyenneté (sic). » Et même si le sens que requière le terme watan comparé à celui de « Nation » ou omma n’a recouvert dans la littérature politique musulmane que le simple lieu où l’on est né, et que le mot thawra ou révolution n’a pu couvrir lui aussi que le sens négatif et réducteur de sédition et ce probablement à cause des troubles qui ont accompagnés la révolution française, il n’en demeure pas moins que la volonté d’engager des réformes a ordonné les perceptions des élites, qui préférèrent et de loin le changement pacifique aux autres formes de changement. D’autant que de telles perceptions ne se contredissent pas avec leur devoir d’allégeance vis-à-vis du pouvoir et ne mettent pas en péril les privilèges inhérents à leur statut de hauts commis de l’Etat. De ces idées, il est facile de s’en rendre compte en mettant à profit les écrits qui nous ont été laissés par les penseurs les plus en vue de l’Orient comme de l’Occident musulman, surtout ceux qui vécurent l’expérience de l’écriture comme une « thérapie », les ont aidé à mieux comprendre le sens que requière la modernité européenne. C’est un tel rapport à l’écriture qui les a amenés en effet à se réapproprier – souvent à leur corps défendant- les mécanismes comme un retour émancipateur sur soi. Nous pouvons citer à cet égard « ‘Ajaib al-âthâr » de l’égyptien Abderahman al-Jabarti (1753 -1825) ou « al-Istiqsâ » du marocain Ahmed ibn Khalid an-Nasiri (1835 - 1897).
 L’œuvre écrite par Ben Dhiaf s’intègre parfaitement dans la même dynamique. Dans le préambule introductif ouvrant ses chroniques, l’auteur s’explique sur ses orientations. Il s’est attelé, soit pour la définition ou pour l’explication de sa « typologie des formes de l’exercice du pouvoir dans l’univers », à démontrer la conformité de ce qu’il avait défendu comme changement politique avec les préceptes de la religion musulmane. En précisant néanmoins que la force, source fondamentale de l’exercice du pouvoir, s’exprime dans le vicariat califat ou dans la monarchie moulk. Ce dernier est exercé selon trois formes : « la monarchie absolue al-moulk al-moutlaq, la monarchie républicaine ou al-moulk al-joumhouri (sic), forme de gouvernement, révoquant l’institution royale et dont l’auteur connaissait parfaitement le mode de fonctionnement, mais ne pouvait cautionner la légitimité émancipée de toute autorité, y compris de celle du pouvoir califal inscrite dans la loi musulmane. La troisième forme est la monarchie constitutionnelle ou al-moulk al-mouqayyad bi qânoun dont le détenteur accepte de se soumettre aux préceptes de la religion, aux règlements ordonnés par les traditions et / ou à la juridiction politique en vigueur. « Les mécanismes inhérents au pouvoir despotique s’opposent au changement, ce qui implique, selon les préceptes indiqués par la charia, comme pour ceux approuvés par la raison, le devoir d’exprimer son indignation (sic) ou son refus, en évitant que ceci dégénère vers la légitimation de l’anarchie ou l’acceptation de la violence». Ben Dhiaf insiste sur la différence qui existe entre ce qu’il appelle « la main tendue du pouvoir, qui même si elle déroge à ses responsabilités, ne souffre point d’illégalité ; et le comportement des larbins ou des malfrats qui ne dédaignent pas de faire peur aux gens pour extorquer leurs biens. C’est que l’obligation de se défendre contre ceux qui sont dans le tort est approuvée par la loi, alors que le fait de s’adjuger, sous couvert de l’Etat, le droit de mettre la main sur les biens d’autrui ne peut engendrer, et comme l’avait bien démontré Ibn Khaldoun auparavant, que désespoir, abandon des activités productives et troubler la bonne marche des affaires, enclenchant une grave crise mettant en péril la vivre ensemble. »
 Un comportement caractérisé par autant d’exactions, incite les nomades vivant encore sous la tente à refuser le regroupement et la prise en charge des activités productives comme le défrichement, l’arboriculture l’élargissement des cultures irriguée, et enclenche un dangereux retour à des comportements primitifs dénuer de la moindre civilité. C’est que les abus commis à l’encontre des sujets par les agents de l’Etat ou par ses percepteurs d’impôt représentent à ne point douter « la cause de la perte des vertus ôtant aux contribuables tout élan de dignité traduisant l’attachement au pays et la volonté de le défendre contre toute agression. »
 Si l’auteur de l’Ithaf parait bien comprendre la théorie cyclique de l’évolution des Etats dynastiques basé sur un rapport étroit entre prise du pouvoir politique et solidarité tribale ou ‘asabia ; ainsi que leurs déconfitures concomitantes à l’affaiblissement progressive d’une telle solidarité, il a su exprimer aussi une certaine distance vis-à-vis d’une telle théorie, en affirmant clairement sa caducité en dehors de l’aire culturelle musulmane. « Ni les rois de perse ni les monarques chrétiens, qui ont observé les limites ordonnées par la raison et se sont tenus à l’application de la loi, n’ont vu le pouvoir sortir du giron leur dynastie. » Ce qui prouve que sa critique du pouvoir politique ne s’est pas contentée de reproduire la théorie Khaldounien, mais qu’il a essayé de se prononcer sur sa validité, en la corroborant aux nouvelles idées de la modernité. Une telle vision des choses allait libérer le pouvoir d’une perception passéiste qui a toujours légitimé le rôle déterminant des préceptes de la religion dans la gestion des affaires publiques. Qui d’autre que lui pouvait affirmer en substance que : « La persistance de l’iniquité ne peut que rendre caduque la légitimité du pouvoir monarchique. » Quant aux constitutions, elles tirent leurs importances respectives de ce qu’elles peuvent offrir comme réformes permettant de mieux organiser la vie publique.
C’est sur une telle vision des choses, que d’autres intellectuels ou réformateurs comme Tahtawi et Khaireddine qui ont séjourné en Occident et témoigner du degré de son évolution, ont insisté. Tous paressent approuver la nécessité de légiférer dans un sens qui permet la réalisation de la justice, comme c’est le cas des pays civilisés ou l’on accorde une grande importance à la loyauté ouvrant les portes de l’espoir et permettant aux gens de vivre en paix, et de s’occuper de leurs travaux sources de leur richesse et de leur épanouissement. Pour l’auteur d’al-Ithaf, une nouvelle condition ordonne désormais la légitimité de toute action politique : c’est la constitution d’une assemblée représentative dont les membres, élus au suffrage universelle, sont appelés à « représenter le commun des gens et à préserver, en usant de tous les moyens pacifiques et légaux, leur droit de vivre dignement comme des êtres humains ». Les prérogatives tenues par les élus, en vertu de leur mandat, leur octroient le droit de soumettre le pouvoir exécutif, représenté par les ministres et les hauts commis de l’Etat à interrogation. C’est que les royaumes « ne peuvent persévérer dans le bon chemin, que lorsque l’Etat est à la fois demandeur et demandé. L’Etat dont l’exercice du pouvoir est soumis à la loi est parfaitement en mesure de demander ce qui lui revient de droit, à condition d’accepter de soumettre sa gestion des affaires au contrôle du pouvoir législatif selon les modalités annoncées par les articles de loi arrêtés par la constitution ».
 Le tiraillement de la société tunisienne entre un attachement farouche aux traditions et un manifeste engouement pour la modernisation, accordant dès la fin la première moitié du XIX e siècle aux institutions de transmission du savoir habilitées à former les nouvelles élites un rôle majeur dans l’émancipation sociale et politique, ordonna une infiltration du système éducatif zitounien influencé par les nouvelles idées défendues par les élèves de l’école polytechnique du Bardo, du collège Sadiki, de la Khaldouniya (criée en 1896) et de l’Association des Anciens Elèves du Collège Sadiki (criée en 1906). Alors que les nouveaux bacheliers tunisiens du lycée Carnot partaient en France pour compléter leur formation dans les universités métropolitaines.
 Bientôt cette lutte entre anciens et nouveaux allait essaimer vers la sphère politique, surtout lorsque le parti destourien consuma sa session en 1934 en se scindant en deux formations politiques, dont tous concourait à différencier dans la pensée comme dans les modalités d’action. En effet le Néo-Destour va progressivement réussir à noyauter, voir même à embrigader, toutes les forces vives d’une Nation en devenir. Partis politiques, organisations syndicales, associations et mouvements féministes et culturels, eurent beaucoup de mal à sortir de son influence des décennies durant. Une lecture attentive des trajectoires de vie des différents acteurs politiques syndicaux et estudiantins, comme de celles des leaders du scoutisme ou des agitateurs de la scène culturelle durant l’époque de la lutte contre le protectorat français ou au cours des années indépendance, prouve cette hégémonie usant du l’héritage militant pour investir l’Etat et s’emparer du pouvoir, sans se soucier de rendre compte du bilan désastreux de sa politique, et sans ouvrir la moindre brèche permettant d’engager une vraie alternance politique.
L’avènement de la révolution et son intériorisation dans la mémoire collective comme un moment de rupture dans l’histoire du temps présent de la Tunisie, n’a été réellement perçu qu’après avoir mis fin aux multiples tergiversations poussant les indignées de la Kasba à démentir les différents scénarii de récupération échafauder par l’ancien establishment. C’est cette ferme attitude montrée de la part des différentes composantes de la société tunisienne qui a véritablement poussé les décideurs politiques à effectuer un curieux retour sur la première génération des commis de l’Etat bourguibien ; et ce en faisant appel à une figure de prou capable de tenir la barre sans grands remous et d’établir une carte de route permettant de renouer, à travers l’élection d’une assemblée constituante, avec la légitimité politique. Cette orientation dénotant sans grand ombrage d’un pragmatisme politique de haute facture, eux égards aux tiraillements silencieux qui l’ont rendue possible, élucide l’importance du symbolique dans la récupération de la légitimité politique. Le retour du politique après des décennies d’ostracisme, a permis aux tunisiens de juger de la nécessité de réhabiliter de telles pratiques, en faisant table rase avec une dictature policière refusant tout renouvellement des élites du pouvoir, en dehors d’une brèche de fortune ouverte exclusivement devant ses piètres serviteurs.
 Ce retour inopiné du politique au devant de la scène, se donne à voir à travers une mémorisation de l’action consignée par écrit depuis peu. Une telle mémoire aussitôt reformulée à travers un discours oral bien rodé usant à merveille de la sagesse populaire traditionnelle et intériorisant parfaitement l’héritage réformateur tunisien, a eu, et comme on l’avait souhaité, l’effet détonnant d’un discours taillé sur mesure, ouvrant les yeux de ceux qui faisaient sa découverte sur l’importance de la culture politique et surtout sur son rôle dans la gestion des affaires publiques. La suite nous la connaissons, c’est le rétablissement de la situation comme si de l’anarchie des premiers mois de la révolution pouvait naître, et comme par enchantement, un nouveau consensus, que les appels réitérés au retour à l’ordre, le flux des investissements et la diversification des plans de réajustement économique, ont lamentablement échoués à réaliser.
 Pour annoncer son retour la mémoire de la pratique politique a procédé selon un balisage, mettant à profit un certain nombre de hauts faits traduisant le registre des valeurs propre aux tunisiens. En fait, la somme des métaphores ordonnant la traçabilité d’un tel bricolage littéraire, parait opter pour des références glanées aussi bien dans les versets coraniques que dans les valeurs de la culture universelle et de l’expérience du vécu personnel ou collectif des tunisiens. L’objectif étant d’effectuer un repositionnement capable d’offrir aux individus l’occasion de reformuler leur conception de l’action politique. Sommes-nous donc devant le retour du politique dans sa dimension nationale, ou les valeurs ne sont sollicitées que pour défendre une acception large et souvent bien creuse de la Nation ? Ou assistons-nous au contraire une reformulation du pragmatisme bourguibien réussissant, quoiqu’ont disent ses détracteurs, à faire école ; en insistant sur l’émancipation de la pratique politique appelée à s’ouvrir à la critique pour éviter de retomber dans des inerties consensuelles ouvrant la porte devant les apprentis sorciers prétendant représenter l’opinion silencieuse à son insu ?
 Une chose est sure en tous cas, c’est le tiraillement entre anciennes et nouvelles pratiques, surtout après la réalisation de la première étape de la transition démocratique mêlée à « l’ivresse » de la récupération d’une liberté chèrement acquise. Les résultats des premières élections démocratiques tunisiennes ont propulsé des nouvelles élites dans l’exercice du pouvoir politique comme dans l’opposition. Mais l’individu reste au cœur du débat public, même si le retour progressif à la normale pose et subrepticement le problème des limites des avantages du moment révolutionnaire lui même.
 Durant les premières années de l’indépendance et jusqu'à la fin de l’ère bourguibienne, les acquis politiques aussi importants qu’ils puissent nous paraître, n’ont pas dépassés, et du point de vue de l’expression des valeurs des libertés individuelles, le stade du balbutiement. Aussi bien dans le discours politique que dans la littérature savante on a plutôt préféré insister sur la pérennité d’un Etat centralisé et critiquer la vision étriquée du colonialisme taxant les sociétés maghrébines de tribalisme et d’archaïsme. Ce qui a fini par donner à la pratique politique une orientation plutôt étatiste, même si le consensus qui s’est fait autour de cette orientation n’a pas débordé sur les normes régissant les relations entre intellectuels et hommes politiques telles que formulées par la sociologie politique.
 La polarisation de la scène politique entre acteurs de la société civile représentés par les militants des mouvements estudiantin, syndical et civique (Ligue des droits de l’homme et militants féministes) d’une part ; et un pouvoir politique entaché d’infamie, s’enlisant progressivement dans la dictature, condamna la vie politique à l’étouffement. Durant toute cette période la société civile allait tenter de palier aux avatars de l’organisation politique, même si une grande partie de ses militants avaient tenu à prendre leur distante, en refusant de se mêler à une politique officielle populiste basée sur un nivellement par le bas. Mais Un telle attitude ne comportait-elle pas aussi suffisamment de neutralité positive voir même une complicité avec les options ostensiblement sécuritaires du pouvoir en place, sachant que celui qui ne dit mot consent!?
 Le discours politique officiel des années dictatures, au-delà de se qu’il avait charrié comme langue de bois, resta lui fidèle à une logomachie mensongère prônant l’ouverture sur l’autre, la défense des libertés citoyennes et des droits de l’homme, le respect des institutions et l’universalité des valeurs. Et même si tous ceux qui ont pu le soutenir par opportunisme ou par conviction, avaient une idée précise sur la distance qui le séparait dans la pensée comme dans la pratique de « l’indigénisation » des ces valeurs, ils s’obstinèrent majoritairement à opposer un refus catégorique à toute dynamique de renouvellement de la classe politique, et se contentèrent de reproduire les stratégies surannées de makhzénisation, en usant d’un opportunisme béant permettant au pouvoir de croire à l’illusion d’être constamment capable, non seulement d’inféoder la société mais de la mettre au pas. En l’absence d’une dynamique traduisant une possibilité réelle de repenser le discours politique, les tenants et les aboutissants d’une telle situation nous paressent aujourd’hui, très difficile à déchiffrer.
En attendant, le paysage politique qui est le nôtre continuera, eu égard aux balbutiements d’une démocratie en devenir, à reproduire les mêmes réflexes stigmatisant l’opposition et réduisant son discours à un tissu de mensonges fait de surenchère, de traîtrise et de blasphème. Le consensuel étant l’objectif optimal de toute pratique politique, les nouvelles élites toutes obédiences confondues, ne nous paressent pas capable de mettre au point une vraie carte de route impliquant une réelle progression vers une perception démocratique, ordonnant une moralisation de la vie politique et la mise en place de mécanismes traduisant une prise en charge du conflictuel dans la recherche des solutions consensuelles.
 Tant que la politique restera un lieu d’apprentissage dont la finalité est d’optimiser les chances du vivre ensemble, il serait vain de croire que cet apprentissage peut se prévaloir d’aucune efficience en dehors de la présence d’un dispositif légal permettant de soumettre la gestion des affaires publiques à interrogation. C’est cela qui fait cruellement défaut dans la pratique politique des nouveaux décideurs fraîchement débarqués au pouvoir, prétendant disposer de suffisamment de latitude et de moyens aussi pour pouvoir agir positivement sur la réalité confuse de la Tunisie post-révolutionnaire.
 Et comme la pratique politique est une affaire d’anticipation sur les peurs provoquées par les difficultés du contexte mouvementé crée par la période de transition, elle ne peut se concevoir en dehors d’une intériorisation des fragilités inhérentes à un tel moment historique. N’est pas homme politique celui qui le veut, seuls ceux dont la pédagogie est en mesure de gérer les angoisses collectives, sont en mesure de trouver les mots justes, exprimant l’aspect inédit de la situation et engageant le débat dans un sens qui favorise le consensuel s’accordant parfaitement avec le conflictuel dont la reconnaissance ne devrait souffrir d’aucune remise en question. C’est sommes toute l’art du possible défiant la contestation et jouant son rôle régulateur anticipant sur les peurs et évitant tout débordement reflétant une image grossière et étriqué du réel.
 Ainsi le consensus, résultant d’un débat libre et constructif entre différents acteurs appartenant à la société politique et civile et respectant le droit au conflit pacifique des idées et des intérêts, est la seule solution viable, permettant la régulation du tiraillement entre différents intervenants exerçant pleinement leur devoir de citoyen. C’est aussi la seule voie possible ouverte devant une pluralité politique respectant le jeu démocratique et insufflant une dynamique de liberté, respectant le droit à la différence et ne lui faisant point obstruction.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire